(texte de ma présentation pour la journéee professionnelle Jeunes et culture numérique du 07 avril 2022 à Evreux)
Le rapport des jeunes au numérique est un sujet assez vaste traité dans de nombreux livres, émissions radio ou télévisées parfois de manière caricaturale pour dénoncer certains excès, trop de temps passé devant un écran ou trop de violence dans les jeux vidéo. Cette présentation synthétique restreindra le sujet en abordant quelques aspects en lien avec les bibliothèques.
J’aborde en première partie cette question sous forme d’une équation à trois variables : le rapport des jeunes au numérique, le rapport des bibliothèques au numérique, les rapports entre les jeunes et les bibliothèques. Je termine dans une seconde partie en traçant quelques perspectives afin de développer une culture numérique en bibliothèque avec les jeunes.
I – Une équation à trois variables
1. Le rapport des jeunes au numérique
Illusion de la maîtrise et fracture numérique chez les jeunes
- maîtrise forte, mais partielle : les jeunes sont habiles sur un usage récréatif mais peuvent connaître des difficultés avec des démarches administratives, par exemple écrire un mail avec une demande importante ou faire un achat en ligne. Ils ne sont Pas toujours en capacité de résoudre une panne technique simple comme un problème de branchement.
Savoir utiliser Youtube ou Tiktok n’implique de savoir faire une recherche en ligne ou être capable d’utiliser un tableur Excel
- utilisation limitée à certains sites ou àcertaines applications dans une logique d’entre-soi… très volatile et évolutif selon les modes
- fracture numérique en termes de matériel et de couverture internet ou 4G
«L’accès à internet reste très corrélé à la situation sociale des répondants : 69,8 % des collégiens de PCS « ouvriers-inactifs » déclarent être connectés à internet contre 92,4 % pour la catégorie PCS « cadres et professions intellectuelles supérieures. »
Le smartphone, l’objet majeur pour l’accès au numérique
Youtube et les “réseaux sociaux éphémères”
« Les adolescents privilégient les « réseaux éphémères » pour communiquer, créer, partager : pour les plus jeunes de notre échantillon (11-14 ans), Facebook est devenu un lieu beaucoup trop institutionnel ; ils ne fréquentent pas les pages Facebook des bibliothèques alors qu’ils vont volontiers s’informer sur celles des clubs de foot. Ils gardent un compte pour des raisons logistiques (téléchargement d’applications ou de jeux) mais ne s’en servent plus pour échanger » (source Enquête INJEP 2017)
Youtube est la star des utilisations par les jeunes
Les jeux vidéos une pratique sociale et genrée
La sociabilité dans la pratique des jeux vidéos est une dimension importante :
- 82,7 % des répondants déclarent jouer avec des amis ou des proches
- 58,8 % avec des joueurs rencontrés en ligne
- 69,2 % seuls contre la machine.
Mais cela concerne plus les garçons, qui jouent beaucoup plus souvent entre amis et contre des joueurs rencontrés en ligne. Les filles jouent plus seules contre la machine.
La pratique des jeux vidéo des collégiens est presque deux fois plus masculine (91 % des garçons déclarent les pratiquer contre 46,5 % des filles). Et surtout, les jeux cités diffèrent en fonction du sexe :
- Clash royale, Minecraft et Piano Tiles chez les filles ;
- FIFA, Clash royale, GTA chez les garçons.
Des pratiques culturelles simultanées, variées et s’inscrivant dans une continuité entre physique et numérique.
Sylvie Octobre dans son étude sur Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique, soulignait les points suivants
- Les jeunes sont toujours en recherche de médias expressifs, interactifs et innovants et cela rejoint leur besoin d’expérimentation : dans chaque génération, ils ont porté le développement des pratiques en amateur. En 2008, un quart des 15-29 ans jouent d’un instrument de musique, un jeune sur trois pratique le dessin, tandis que la pratique de la photographie s’est développée avec les technologies numériques et la diffusion massive des smartphones et concerne aujourd’hui 9 jeunes sur 10.
- Le basculement numérique a induit une quadruple mutation : des rapports à l’espace et au temps d’abord, mais également et plus particulièrement aux objets culturels, de plus en plus hybrides, et aux modalités de labellisation ou d’édiction de la valeur symbolique, qui échappe tendanciellement aux institutions culturelles.
- Un cosmopolitisme esthétique et culturel croissant des jeunes, qui se lit dans la multiplicité des contenus culturels exotiques consommés, (…) et donnent lieu à la constitution de nouveaux savoirs culturels.
L’enquête de l’INJEP complète ainsi:
“Beaucoup pratiquent plusieurs activités culturelles numériques simultanément (musique, jeux, information, films…).”
Toutes les dimensions des activités numériques et physique de consommation, de communication, de partage et de création se mélangent et s’entremêlent. Pour les jeunes, le numérique ne représente pas une série d’outils mais un continuum et un environnement dans lequel ils agissent:
- « Je lis des paroles de rap et j’en écris.»
- « J’écoute de la musique, je cherche des morceaux, j’écoute des albums sur des sites, je regarde des sites, je fais des play lists.»
- « Je me filme en train de jouer de la musique.»
- « J’invente des clips pour mes chansons.»
“Internet est présent comme une scène de travestissement et d’apprentissage, moyen pour les jeunes de tester des appartenances ou de s’exercer à la vie.” (Chantal Dahan, revue Champs Culturels n°28, novembre 2016)
“les pratiques culturelles restent pour les adolescents un moyen de se construire et de s’affirmer, au milieu des pairs.”
2. Le rapport des bibliothèques au numérique
Même si elles s’en sont emparé depuis quelques années, le numérique reste un objet récent dans les bibliothèques. Il n’y a pas forcément de maîtrise homogène au sein d’une équipe et d’accord ou de vision partagée sur la manière d’utiliser le numérique quels que soient les publics visés. Le numérique a souvent son spécialiste, ses espaces et ses actions.
Le numérique c’est à la fois des ressources (informations, contenus…), des usages (s’informer, visionner, jouer, communiquer) et des outils (matériels, logiciels…)
En bibliothèques, il y a un mélange de tout cela mais surtout une médiation des savoirs par le numérique et un peu de formations sur les usages et les outils.
« La “médiation numérique“ désigne la mise en capacité de comprendre et de maîtriser les technologies numériques, leurs enjeux et leurs usages, c’est-à-dire développer la culture numérique de tous, pour pouvoir agir dans la société numérique. » (Portail de la médiation numérique )
Pour développer le numérique dans sa bibliothèque : il est fondamental de se mettre d’accord et de partager en interne une stratégie, c’est-à-dire quels objectifs, pourquoi et comment les atteindre en prenant en compte l’ensemble des actions de la bibliothèque. Sinon il y a risque d’empilement chronophage avec une perte de sens ou de juxtaposition sans lien avec les autres missions de la bibliothèque.
3. Les rapports entre les jeunes et les bibliothèques
Les jeunes et le numérique en bibliothèques
Les Jeunes sont un public très présent en bibliothèques, même s’il y a un creux d’inscription, peut-être un peu en fréquentation à l’adolescence. Dans l’optique de construire les lecteurs et les citoyens de demain, les bibliothèques investissent fortement en direction de ces publics notamment avec l’accueil des classes maternelles, primaires et collèges.
La musique, le numérique, le jeu vidéo, le jeu de société et… l’esport sont souvent utilisés pour intéresser, attirer et fidéliser un public adolescent.
Le déploiement du dispositif des micro-folies a aussi apporté une modalité d’actions culturelles supplémentaire notamment dans le domaine de l’Education Artistique et Culturelle.
Nous assistons à un foisonnement d’actions et d’expériences en direction des adolescents avec un certain nombre de limites:
- Jeux vidéo sur place, essentiellement à partir des consoles ou des tablettes. Prêt de jeux vidéo sous forme de support, mais pas d’abonnement possible à des plateformes. Quid de la pratique multi-joueurs en ligne ?
- des ressources en ligne avec la mise en avant ponctuelle de documents numériques pour ces publics. Comment les rendre visibles ? Incarner physiquement ces ressources grâce à des objets qui renvoient vers le portail (lien par QR code par exemple.)
- des ateliers de recherche d’informations ou de pratiques numériques en tout genre.
- de l’action culturelle avec des spectacles comportant parfois une composante numérique plus ou moins forte
Deux exemples complémentaires de ce qui sera présenté lors des tables-rondes de l’après-midi
Atelier stop motion à Bresles (Oise)
enregistrement des voix pour le film en stop-motion
https://mdo.oise.fr/la-mdo/a-la-une/3088-atelier-stop-motion-a-la-bibliotheque-de-bresles
Créer Martigues (Bouches-du-Rhône) dans Minecraft pour en faire ensuite un terrain de jeu vidéo
https://www.livre-provencealpescotedazur.fr/blog/des-ateliers-jeux-video-en-bibliothegraveque-2093
Trois écueils avec le numérique… et les jeunes
- S’emparer du numérique pour suivre le mouvement sans innover un peu soi-même
- Concevoir des politiques d’acquisitions à la croisée des collections physiques et collections numériques avec la limite des offres des prestataires alors que les adolescents plébiscitent d’autres sources pour satisfaire leurs besoins en films, séries, musiques ou BD-manga.
- Utiliser le numérique pour attirer les publics jeunes dans la bibliothèque sans tenir compte de certains risques, comme disposer de suffisamment d’espaces pour accueillir ces publics et favoriser la cohabitation des différents publics. Proposer le wifi et des jeux vidéo sur place ne suffisent pas à faire une stratégie visant à attirer et à fidéliser les jeunes.
II – Perspective: développer une culture numérique en bibliothèque avec les jeunes
Il semble vain de courir après le dernier réseau social ou d’utiliser les pratiques numériques à la mode chez les jeunes par exemple faire des chorégraphies endiablées sur Tiktok
Une approche plus constructive serait de créer une dynamique de partage des savoirs autour du numérique. Il s’agit de se saisir de cette opportunité afin de nouer une autre relation aux jeunes, mais aussi aux autres publics. Nous pourrions ainsi :
- apprendre des jeunes ce qu’ils savent faire dans le numérique
- leur transmettre nos connaissances sur le numérique.
C’est l’occasion pour nous d’élargir notre culture numérique, c’est l’occasion pour eux de maîtriser d’autres dimensions du numérique. Mettons ainsi en place une relation plus « horizontale » entre jeunes et bibliothécaires.
Dans certaines bibliothèques, les adolescents sont des éléments moteurs. Ils peuvent proposer des ateliers, de nouveaux jeux vidéo, des créations, des animations dont il faut s’emparer.
La dimension nouvelle réside dans le glissement de “la transmission des savoirs” à un ”partage” des savoirs, mouvants, co-construits, évolutifs. Mieux vaut un projet pensé avec les jeunes, partant de leurs envies énoncées et de leurs besoins (…) qu’une médiation sans public ou de la technique sans objectif. » (Leusse-Le Guillou, 2015)
Quelques pistes non-exhaustives :
- Accompagner de prolongements numériques des actions au sein de la bibliothèque: filmer des ateliers ou des activités pour les diffuser ensuite, en garder une trace et mieux les faire connaître, par exemple créer un Booktube autour des coups de coeur. Nous pouvons aussi envisager ces prolongements comme des compléments (astuces ou coups de coeur supplémentaires)
- Utiliser la Mashup Table pour réaliser des petites fictions tout en apprenant la réalisation et le montage vidéo
- Faire créer une carte numérique par les jeunes décrivant un parcours “street art” dans la commune.
- Réaliser des webradios et des vidéos
Conclusion
Pour résoudre cette équation entre les jeunes, les bibliothèques et le numérique, deux pistes majeures sont à explorer :
- Sortir de la prescription et être dans la co-construction. Cette approche permettra d’ailleurs de faire de certains jeunes des “ambassadeurs” de la bibliothèque à travers des activités animées par eux ou des contenus choisis-réalisés par eux.
- Travailler la continuité entre le physique et le numérique… pour les jeunes, mais aussi pour tous les publics. En effet, les deux s’imbriquent de plus en plus.
Sources
1/ Plusieurs réflexions et exemples cités sont issus du rapport 2018 de l’Injep (Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire) Jeunes, bibliothèques, numérique et territoire : vers de nouvelles interactions de Cécile Delesalle, Chantal Dahan, Gérard Marquié avec la collaboration de Mirabelle Gallego.
2/ Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique de Sylvie OCTOBRE (La Documentation française, 2014)
3/ La Fracture numérique n’épargne pas les jeunes – France Culture
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